Quand le travail nous tient - réflexion sur l'agrippement et la peur du rien
Travail excessif, culpabilité, fuite en avant : cet article explore ces enjeux sous l’angle de la Gestalt et propose des pistes pour transformer la pression et la répétition en geste vivant et créateur.
RÉFLEXIONS
Carine NOTTON
10/21/20253 min temps de lecture


Je ne parle pas de burn-out, ni d’équilibre vie professionnelle / vie personnelle.
Je parle de quelque chose de plus ancien, de plus intime : un agrippement. Une adhérence viscérale, presque amoureuse.
Quelque chose de chaud, de collant, logé dans nos fibres, qui confond le geste de faire avec la sensation d’exister.
Ce n’est pas une emprise de la pensée, mais une prise du corps.
Comme si bouger, produire, cocher, répondre, c’était respirer. On ne s’y agrippe pas par volonté, mais par crainte : celle de se désagréger si l’on lâche. Se détacher du travail, ce serait perdre la peau. Le contact est devenu collant, fusionnel, sans respiration. Là où le lien cesse d’être vivant, il devient emprise.
Ce n’est pas nous qui tenons le travail ; c’est lui qui nous tient. Il nous maintient dans une tension d’urgence, même quand il n’y a plus urgence. Je l’observe en moi, chez d’autres : ce poids sur les épaules, cette dette muette, sans échéance. Une dette que l’on paie avec notre souffle, notre temps, notre sommeil.
Cette culpabilité n’a rien à voir avec une faute. C’est un “tu dois” hérité, relayé de génération en génération, jusqu’à devenir intime. Il s’est glissé dans nos gestes, dans nos nuits, dans nos silences. Un impératif ancien, transmis de corps en corps, et que nous continuons de servir — parfois au prix de nous-mêmes.
L’énergie d’opposition s’est retournée : la colère est devenue contrainte, la force est devenue devoir. Travailler sans répit, c’est souvent la façon la plus légitime de se faire subir ce qu’on n’a pas pu refuser. Car le travail forcené est une fuite en avant. Un bruit de fond qui couvre le grondement du dedans. Alors, si nous nous jetons dans l’action, qu’est-ce que nous fuyons vraiment ?
La sensation. Le corps, relégué au rang d’outil, n’a plus le droit d’être simplement là. Le travail qui nous tient, c’est l’art d’oublier notre finitude.
S’arrêter, c’est se défaire de la fonction qui nous définit. Et alors surgit la question nue : Qui suis-je s’il n’y a rien à faire ? Peur de n’être plus rien, sans la tâche pour nous justifier. Remplir chaque seconde, pour éviter la chute dans le silence.
Le travail rassure, structure, ordonne. Le jeu, la rencontre, la gratuité — eux — dérangent. Ils exigent de la légèreté, du risque, de l’imprévisible. Et cela, parfois, nous est devenu insupportable.
L’emprise performatrice est une manière d’éviter l’incertitude de la vie simple, au profit d’une illusion de maîtrise, mêlée à la culpabilité de ne jamais en faire assez.
Cette culpabilité-là est tenace. Elle ne désigne pas un manquement, mais un fond d’insuffisance. Quoi qu’on fasse, ce n’est jamais tout à fait ça. Le repos semble prématuré, presque indécent. Dans le champ du travail, elle agit comme une tension silencieuse, un “pas encore assez” qui devient une manière d’exister. Et si je relâchais, que resterait-il de moi ?
En Gestalt, la culpabilité peut être vue comme le signe d’un contact interrompu.
Une énergie qui n’a pas pu aller jusqu’à son terme — souvent une colère, un non étouffé, un besoin de limite. Faute d’avoir pu s’exprimer dehors, elle se retourne dedans.
Elle devient reproche. Tu aurais dû… Tu n’as pas fait assez… Ce que je ne peux pas dire au monde, je me le dis à moi.
Sous la culpabilité, il y a souvent de la colère rentrée. Colère contre la contrainte, contre la norme, contre la peur de perdre l’amour ou la reconnaissance. Mais comme cette colère a été proscrite, elle se travestit en tension, en agitation, en travail. Le travail devient la voie socialement acceptable pour exprimer la force interdite. Faire, encore faire, pour ne pas sentir la colère. Lui donnant malgré tout une issue. Une ruse du corps pour rester vivant. Mais le mouvement reste interrompu : la colère ne devient pas affirmation, et la culpabilité ne devient pas choix.
Mon travail, en Gestalt, n’est pas d’inviter à travailler moins, mais à sentir où le mouvement s’est figé. À retrouver la frontière-contact, là où la vie s’est suspendue. À sentir l’agrippement, la culpabilité, et la colère qui bat dessous. Le chemin n’est pas un appel au retrait, mais une reconquête de la fluidité entre l’action et le repos. Pouvoir s’engager pleinement quand on agit, et se retirer pleinement quand on s’arrête. S’asseoir dans le vide sans le fuir, le laisser devenir Vide Fertile. De là peut naître l’élan véritable — celui qui ne répond plus à une dette, mais à un désir.
Alors, la tâche n’est plus un joug, mais un geste vivant, le passage de la contrainte à la liberté, du devoir à la présence, de la répétition à la création. Un ajustement créateur.